FOLK & ROCK

Benoît Binet
Nineteen #19

[Entrevue avec Joe Boyd]

Il vient de produire le dernier R.E.M. mais son tableau de chasse ne se limite certainement pas aux Athéniens. Pink Floyd de Syd Barrett, Toots and the Maytals, Fairport Convention, Paul Butterfield, Incredible String Band, Nick Drake, Richard Thompson, Bob Dylan... à un moment ou à un autre, ils ont tous rencontré Joe Boyd.

Ce n'est pas tant le dernier R.E.M. qui m'a mis sur la piste qu'un engouement personnel tardif pour Fairport Convention. Tardif mais enthousiaste; ça ne fait guère qu'un an que je me suis payé What We Did On Our Holidays et Unhalfbricking, mais je crois bien qu'avec ceux-là, c'est parti pour durer. Fairport, au moins le temps de leurs quatre ou cinq premiers albums, a été un groupe important. Rien à voir avec les Malicorneries avec lesquelles vous les confondez peut-être. Partis de contrées défrichées par les Byrds ou l'Airplane, ils ont créé en quelques disques splendides un folk-rock à l'européenne qui ne le cédait en rien à son équivalent d'Outre-Atlantique. Et puis n'avaient-ils pas en Richard Thompson un des guitaristes les plus inventifs qui soient, un songwriter plus qu'attachant, bref, quelqu'un sur qui il faudra bien que Nineteen revienne un jour ou l'autre?

Là-dessus, sort Fables Of The Reconstruction, produit par Joe Boyd. Tilt. Le même Boyd qui a découvert Fairport et produit tous leurs premiers albums? En personne. Mieux, un brin d'enquête révèle que l'homme a eu un itinéraire pour le moins foisonnant. Bostonien d'origine, ancien de Harvard, c'est lui qui a déniché le Paul Butterfield Blues Band et l'a fait signer sur Elektra. Lui aussi qui tenait la console au Newport Folk Festival de 1965, quand Dylan est passé électrique devant un public médusé. On le retrouve ensuite à Londres où, toujours pour le compte d'Elektra, il signe et produit l'Incredible String Band de Mike Heron et Robin Williamson. Avec John Hopkins, il ouvre l'UFO, LE club psychédélique de Londres dans ces années 66-67, et produit le premier single de Pink Floyd. Puis il monte Witchseason, une compagnie de production qui accueillera Fairport, John Martyn, Nick Drake, Fotheringay, et l'essentiel de ces musiciens anglais qui gravitaient entre folk et rock. Au début des années 70, des différends avec ses poulains l'amèneront à mettre fin à Witchseason et à travailler quelque temps pour le département film de la Warner Bros (on trouve son nom aux génériques d'Orange Mécanique et de Deliverance). Depuis, Joe s'est remis à produire (entre autres: Toots en 75, 10,000 Maniacs plus récemment) et s'occupe d'Hannibal le très éclectique label qu'il a fondé (Richard Thompson, Defunkt, les soeurs McGarrigle, Amarcord Nino Rota...). Ouf!

photographie Benoît Binet..Tout ça justifiait amplement quelques questions. L'entrevue a eu lieu chez lui, un appartement tranquillement confortable de Notting Hill Gate. Joe Boyd porte sa quarantaine comme si de rien n'était. L'élégance discrète et sportive d'un ancien des grandes universités de la Côte Est, très courtois, polyglotte (l'interview a eu lieu en français), et une culture maîtrisée qui explique peut-être comment l'homme a pu traverser le cyclone des années psychédéliques par le milieu sans y laisser les plumes qu'y ont perdues tant d'autres. Un entretien en longueur juste interrompu par une série sur la musique tzigane à la TV. L'idée était à la fois de lui faire raconter sa vie, et de discuter un peu de la façon dont il voyait les rapports entre folk et rock, lui qui s'est presque toujours trouvé là quand les deux genres ont eu des velléités d'accouplement. Les réponses ont été à la hauteur de mes espérances: toujours intéressantes, passionnantes parfois. Voire impressionnantes, comme pour l'épisode de la répétition 'secrète' de Newport. Joe Boyd n'a pas seulement été un témoin privilégié, il a été acteur aux côtés de toute une brochette de premiers couteaux, et l'écouter c'était un peu voir prendre vie des épisodes que je croyais à jamais enterrés dans les bouquins d'histoire et les encyclopédies. Lui en parle avec humour et naturel. Un vrai rêve d'interlocuteur.

Joe Boyd: Je suis né à Boston, mais j'ai grandi dans le New-Jersey, à Princeton. Mes premiers contacts avec la musique se sont faits avec le jazz et le blues. Quand j'avais douze ans, mon frère et moi, cherchions les 78 tours sur les marchés aux puces. Et puis, j'ai eu un professeur de lycée qui nous a initié à Woody Guthrie, Bessie Smith, Leadbelly... En même temps, avec mon frère nous avions comme ami Geoff Muldaur, qui des années plus tard, deviendra chanteur et épousera Maria Muldaur. Et nous passons nos années d'adolescence, 14, 15, 16, 17 ans, tous les trois avec une obsession commune pour des gens comme Sleepy John Estes, des musiciens un peu obscurs dont nous tâchons de trouver tous les enregistrements.
J'avais aussi une grand-mère qui était pianiste classique, ce qui fait que, dès que j'ai eu deux ou trois ans, j'ai été mis en contact avec cette musique-là. Et puis ce sont les années 50: j'aime aussi le rock'n'roll, et je danse sur les disques de Chuck Berry, des Del Vikings, des Moonglows. Enfin, je me suis retrouvé à Harvard, pendant les années de Joan Baez et d'Eric Von Schmidt. Par hasard, j'ai partagé un appartement avec Tom Rush. Ils sont tous là dans ces années 60-64, et tout a commencé comme ça.

Nineteen: Comment se fait-il qu'aussi jeune, vous soyez passé de l'autre côté de la barrière, vers le professionnalisme?
JB: J'ai étudié le piano un temps et j'ai essayé d'en jouer. Un peu de blues, de boogie woogie... Et là l'histoire est un peu ironique, parce qu'à nous trois, Geoff, mon frère et moi, le niveau de nos exigences de qualité est si élevé que nous n'imaginons pas être capables d'arriver à jouer comme nos héros. Et quand je joue du piano, je ne trouve pas ça assez bon pour le faire écouter aux autres. Jusqu'au jour, où, quand j'avais vingt ans, j'ai découvert que Geoff avait commencé à apprendre la guitare en secret, qu'il chantait et qu'il était même passé professionnel, alors que jamais, il ne nous avait rien dit à mon frère ou à moi. Un jour de 61-62, je suis rentré dans un folk-club de Boston et il était sur scène. Ç'a été une bombe pour moi; jamais je n'avais imaginé ça. Pour moi, à ce moment-là, j'ai déjà décidé que mon rôle est plutôt celui de l'organisateur, du promoteur, du journaliste, du producteur. A l'université, j'ai organisé des concerts de Big Joe Williams et de Sleepy John Estes... J'ai écrit des notes de pochette pour Tom Rush et le Kweskin Jug Band... J'ai pensé que ma place était plutôt là. Question de tempérament je pense: je suis plus à l'aise ainsi.

19: Venons-en à cette découverte du Paul Butterfield Blues Band.
JB: Après avoir terminé Harvard, je suis allé en Angleterre et en France pour une tournée de blues et de gospel avec Brownie McGhee et Sister Rosetta Tharpe. Il doit du reste y avoir une émission de l'ORTF sur la tournée, avec moi dans le rôle du compère dans un très mauvais français. Le promoteur de cette tournée était George Wynn, organisateur des festivals jazz et folk de Newport, et j'ai continué à travailler pour lui. Un jour, il me demande d'aller à Chicago, pour je ne sais plus quelle raison. La nuit avant mon départ, je suis à New-York, au Gaslight Club et je tombe sur une connaissance. Nous discutons un peu, je lui dis que je vais à Chicago, et il me dit "Il faut que vous alliez voir le meilleur blues band qu'il y ait là-bas en ce moment". Je dis "Oh, je connais bien, Magic Sam, Howlin' Wolf, Junior Wells..."
- Non, non. Il y a des blancs et des noirs ensemble dans ce band.
- Quel band?
- Paul Butterfield.
C'est lui qui me les a fiait découvrir.
Or, à ce moment-là, j'avais comme ami Paul Rothchild qui était producteur pour Elektra. Nous avions discuté à mon retour d'Angleterre, je lui avais parlé de ce Stevie Winwood de quinze ans que j'avais vu avec Spencer Davis, de John Mayall, de tous ces gens qui mêlaient le blues au folk et au rock, et on s'était dit que ça serait bien de faire quelque chose comme ça en Amérique avec des Américains. C'était juste avant l'émergence des Byrds, des Lovin' Spoonful. Quand j'ai entendu parler de Butterfield j'ai donc téléphoné à Rothchild. Il les connaissait déjà de nom. Je lui ai dit "J'ai le nom du club où ils jouent demain soir. J'y serai. Venez". Il prend donc l'avion, je prends le bus, nous nous retrouvons dans ce club de Chicago et voilà le Paul Butterfield Blues Band avec Elvin Bishop à la guitare. Rothchild veut les signer immédiatement, mais il hésite encore parce qu'il trouve Bishop un peu faible comme lead-guitar. J'ai demandé à Butterfield s'il connaissait Mike Bloomfield que j'avais rencontré quelques années plus tôt à Chicago, quand nous cherchions des disques de blues avec mon frère et Geoff. Lui aussi était collectionneur et puis il était guitariste; je ne l'avais pas entendu, mais il m'avait dit qu'il était très bon, ce que m'avaient confirmé d'autres gens qui le trouvaient formidable. Paul a dit "Oh oui, je connais Bloomfield. Il joue ce soir avec un petit band pas très loin d'ici". Rothchild a dit "Allons-y". Nous y sommes allés, Butterfield a un peu joué avec Bloomfield ce soir-là, ça s'est très bien passé et Bloomfield a été invité à rejoindre le Paul Butterfield Blues Band. Ils sont allés à New-York et ont signé avec Elektra. Je n'avais donc eu aucun rôle officiel là dedans; j'étais seulement un copain de Rothchild. Mais la conséquence de cela, a été qu'Elektra m'a offert la tête de leur bureau de Londres, et c'est comme ça que je suis venu ici.

19: Avant de passer à l'Angleterre, je voudrais connaître votre rôle exact dans le Festival de Newport de 65.
JB: Je travaillais donc pour Mike Wynn, et j'étais production-manager. Le Newport Folk Festival est une organisation à but non lucratif. C'est une institution avec un bureau qui compte Ralph Lindzler, Alan Lomax, Peter Yarrow, Theodore Bigkell (orthographes non garanties), des musiciens, qui sont les décisionnaires. Mais George Wynn est le promoteur. Le bureau décide qui jouera et prend toutes les décisions d'ordre créatif, mais la logistique, tous les détails d'organisation reposent sur les épaules de Wynn. Je travaille pour lui au Jazz Festival dont il est propriétaire commercial. Pour le Folk Festival, c'est un peu différent et, de fait, je suis stage-manager.
Mon obsession à ce moment-là, c'est le son. Dans ce genre de festival, le son était toujours désastreux; c'est encore souvent le cas, mais à l'époque, c'était vraiment quelque chose. Je fais donc un rapport au bureau et ils débloquent de l'argent pour payer Rothchild, qu'il aille à Newport et qu'il s'occupe du mixage à la sono. Les anciens du Festival n'y comprennent rien, et le seul qui s'y intéresse et qui nous soutienne c'est Peter Yarrow qui devient notre copain. Rothchild, Yarrow et moi décidons donc que chaque musicien devra avoir la possibilité de faire une balance avant le concert.

19: Vous connaissiez Dylan personnellement avant Newport?
JB: Pas beaucoup. Je l'ai rencontré quelques fois, mais je n'ai jamais été de ses amis. Quand j'étais à Harvard, en 63 je pense, il y avait une rivalité entre les scènes folk de Boston et de New-York. Boston est un peu la ville de la musique ethnique authentique. A Boston, il faut apprendre le banjo exactement comme Earl Scruggs, chanter le blues exactement comme Robert Johnson, rester très fidèle aux sources. New-York est beaucoup plus politique: il s'agit surtout d'écrire des chansons. Beaucoup de différences et de différends entre les deux. Quand un chanteur new-yorkais venait à Boston, les gens de Boston disaient "Oh, ce n'est pas grand chose", et vice-versa. Ça s'est passé comme ça avec Dylan. Il y avait des gens qui trouvaient son premier album intéressant, et d'autres qui pensaient qu'il n'apportait rien. En plus, sur ce disque, Dylan avait piraté des arrangements d'Eric Von Schmidt pour certaines chansons, et à Boston on disait "Mmph, Dylan copie Von Schmidt."
Juste après ce premier album, je suis allé à une soirée. Je suis rentré dans une petite pièce où il y avait beaucoup de gens, des folk-singers. Je crois que la romance entre Dylan et Joan Baez venait juste de commencer et qu'il était venu pour la voir. Elle était là. Je suis rentré. II était assis sur un lit en train de chanter A Hard Rain's Gonna Fall. Ça m'a frappé. Très très fort. J'ai pensé "C'est formidable! C'est la meilleure chanson d'un jeune débutant que j'aie jamais entendu". C'était complètement différent de tout ce que j'avais entendu jusque-là. Mais je n'ai jamais été intime avec Dylan.

19: Fin 65, vous arrivez donc à Londres, et la première signature Elektra à mettre à votre actif, c'est l'Incredible String Band. Comment leur avez-vous mis la main dessus?
JB: Quand j'étais venu en Angleterre la première fois, un an plus tôt, j'avais fait beaucoup de stop, et j'étais allé à Edinburgh où j'avais quelques noms, des amis d'amis. Et l'amie d'une amie m'a emmené dans un folkclub ou jouaient Robin and Clive. Et c'était Robin Williamson et Clive Palmer. J'ai beaucoup aimé et on avait un peu parlé après le concert. Ils jouaient de la chanson traditionnelle écossaise, mais la chanson écossaise qui n'aurait pas fait le détour par les Appalaches; ils faisaient ça dune façon très traditionnelle, comme Dave Macon ou Charlie Pool. C'était très intéressant. Quand je suis revenu pour Elektra, c'était la chose la plus intéressante que je connaissais et qui n'avait pas encore été signée. Je me suis donc mis à la recherche de Robin & Clive. J'ai téléphoné à Edinburgh, j'ai appris que maintenant ils étaient trois et qu'ils jouaient le week-end suivant à Glasgow. J'y suis allé, mais la police avait fermé le club. Heureusement, j'avais un numéro de téléphone et j'ai fini par rencontrer Robin. Nous avons discuté, parlé contrat, j'ai écouté des bandes qu'ils avaient faites et que j'ai fait écouter à Jac Holzman qui a trouvé ça intéressant. Ils sont venus à Londres, ils dormaient sur mon plancher, et nous avons fait le premier album en deux jours. Après quoi, j'ai un différend avec Holzman et je quitte Elektra, mais je décide de rester à Londres et de manager l'Incredible String Band. Holzman veut un autre album, et je peux en être le producteur. Clive Palmer s'en va; il ne reste plus que Robin et Mike, et on a continué comme ça. C'était des années très intéressantes que ces années-là à Londres.

Pour en venir à votre question générale, je ne sais pas exactement quand, mais c'est plus ou moins au moment de la sortie du premier album de l'Incredible String Band, que j'ai commencé à me rendre compte que le public de ce genre de musique n'était pas uniquement un public folk, qu'il était plus vaste, plus diversifié. En général, du moins sur ce point, il y a deux choses qui m'intéressent. Les musiques traditionnelles pures m'intéressent beaucoup. Mais, plus que ça, ce sont les gens qui mettent en contact deux sortes de musiques, qui les font se rencontrer et qui en changent le cours. La fusion, bien que ce soit un mot que je déteste aujourd'hui. Par exemple, ce qui m'a plu dans la biographie d'Edith Piaf, ç'a été ses rapports avec Carlos Gardel, parce qu'on peut voir le rythme du music-hall français, qui avant cette rencontre était un peu militaire, souvent basé sur le 4/4, se modifier sous l'influence du tango qui entre dans la musique de Piaf. Avec cet apport d'influences latines, elle a changé le cours de la musique française. De la même façon, dans l'Incredible String Band, on avait Robin, l'étudiant en ballades traditionnelles écossaises, et Mike, le rock'n'roll singer. Tous les deux, ils étaient des amis de Clive, mais ils n'étaient pas vraiment amis l'un de l'autre et il y avait beaucoup de jalousie entre eux. Si Robin écrivait une chanson, il fallait que Mike puisse placer ses arrangements, ses parties de guitare, ses harmonies. Et le mélange se faisait d'une manière très intéressante. Quand vous avez une énergie comme celle-là, vous attirez les gens, vous élargissez l'audience traditionnelle de votre musique. L'équilibre était passionnant.

Le Festival devait durer quatre jours, du jeudi au dimanche, et, parce que c'était 65, c'était une fin de semaine très intéressante. En 63-64, le thème du festival avait été les Droits Civiques, la Paix, les jeunes idéalistes en blue-jeans; Pete Seeger en était le symbole et Dylan, le jeune héritier de Woody Guthrie. Pour les gens comme Seeger, les gens de cette génération, Newport était l'aboutissement d'une vie, l'acte suprême pour tout un pays, quand Peter, Paul and Mary était numéro 1 dans les charts avec Blowin' In The Wind. Mais en 65, Dylan est arrivé à Newport avec Bob Neuwirth et AI Kooper. Dans des chemises aux couleurs étranges, avec des filles qui ne ressemblaient pas aux jeunes filles idéalistes des marches pour les Droits Civiques. De temps en temps, on sentait dans l'air une odeur de marijuana et, du côté du public, les gens étaient un peu différents eux aussi. C'est difficile de décrire les attitudes des gens, sinon que ça recoupait exactement ce qu'a écrit Dylan par la suite: 'Something's happening and you don't know what it is, do you, Mr Jones'. Et les anciens du festival étaient très, très inquiets. C'était juste quelques mois après que nous ayons rencontré Butterfield à Chicago et le disque n'était pas encore sorti, mais Peter Yarrow a insisté pour qu'il joue au festival. Mais Lomax déteste Butterfield. Le samedi, dans un atelier blues, où il introduit les différents musiciens, il l'a présenté de façon presqu'insultante; ce qui a entraîné une bagarre entre Lomax et Albert Grossman, qui est le manager de Dylan, Peter Paul & Mary, et maintenant de Butterfield, et ces deux types, déjà âgés, très grands tous les deux et un peu replets se sont roulés par terre! Le bureau a alors tenu une séance d'urgence, et ils ont voté l'exil de Grossmann, sous le prétexte qu'il aurait eu des drogues avec lui pour en fournir aux musiciens, bref, qu'il avait une mauvaise influence. Mais George Wynn est intervenu pour dire: "Ok, vidons Grossmann. Mais si Grossmann s'en va, Dylan partira aussi, et aussi Peter Paul & Mary". Yarrow a confirmé et le bureau a dû fàire marche arrière. Mais à contre-coeur.

Le dimanche après-midi est consacré au nouveau folk. Mimi et Dick Farina viennent de jouer à un jeu ancien, que les gens dansent quand il pleut. Et c'est la première fois que des gens dansent à Newport. Et pour quelques-uns, c'est affreux! C'est le moment où Butterfield doit jouer, mais la pluie a rendu la scène dangereuse pour l'équipement électrique. Seeger et Lomax reviennent à la charge: "Voilà le problème avec l'électricité. C'est bien dommage, mais Butterfield ne pourra pas jouer". Mais dans la soirée, le soleil revient; et Yarrow insiste: "Il faut que Butterfield joue ce soir". Nouvelle bagarre. Il nous reste alors une heure avant d'attaquer la soirée, et nous avons une répétition secrète avec Dylan et son groupe, c'est-à-dire le Butterfield Blues Band, sans Butterfield, mais avec All Kooper. Et c'est, formidable! Historique en un sens. Les quelques personnes qui sont là, Yarrow, Rothchild, Grossmann, Bob Neuwirth, moi, le sentent. Rothchild porte les indications sur les contrôles, et les marques sont très hautes. Je fais la même chose sur la scène pour les amplis.
Quand Dylan arrive le soir, il commence par Maggie's Farm. Et il commence très fort. C'est vraiment très bruyant. Ce ne serait sans doute plus grand chose aujourd'hui, mais, en 65, c'est la chose la plus bruyante que la plupart des gens aient entendue. Dans le public, les réactions sont partagées: il y a ceux qui détestent, ceux qui adorent, et ceux qui sont en pleine confusion. Je vais faire un tour backstage, et je me fais attaquer par Lomax et Seeger: "Trop fort! C'est affreux! Il faut baisser."
- Très bien. Les contrôles sont là-bas, au milieu du public.
Lomax dit il faut que j'y aille.
- Facile. Il y en a pour dix bonnes minutes de marche. Ou alors, vous pouvez couper en escaladant les barrières.
Mais Lomax a 55 ans et une certaine corpulence, ce gui rend la chose difficilement envisageable. Il me charge donc d'y aller moi-même, dire à Yarrow et Rothchild de baisser le son. J'y vais, Yarrow conseille à Lomax d'aller se faire enculer, réponse que je rapporte backstage. Seeger s'en va, sa femme pleure, d'autres personnes pleurent, d'autres s'arrachent les cheveux. Mais c'est un moment formidable. Il 'y a beaucoup d'instants dont on peut dire à posteriori qu'ils ont été des tournants dans l'Histoire; mais à posteriori seulement. A Newport, le dimanche soir, on sentait que l'Histoire était en train de basculer. Tout le monde s'en rendait compte. Ç'a été un grand moment. Les souvenirs que j'en ai sont très présents.

19: C'est un peu dans cet esprit de 'fusion' que vous ouvrez l'UFO Club, l'année suivante?
JB: Je ne sais pas exactement. Quand j'ai quitté Elektra, il a fallu que je gagne ma vie. Comme manager de l'Incredible String Band, j'espérais gagner de l'argent un jour, mais pas avant au moins six mois. Et puis mon ami John Hopkins avait déjà organisé une grande soirée pour le lancement d'IT (International Times) à la Roundhouse en octobre 66, avec Pink Floyd et Soft Machine. Nous avons simplement eu l'idée de remettre ça chaque semaine. Nous avons trouvé un dance hall irlandais sur Tottenham Court Road qui était disponible le vendredi pour 15 livres par semaine. En fait, il n'y avait pas de grande idée à la base de ça: c'était juste une chose à faire. Mais une fois que c'était lancé, ça ouvrait plein de possibilités. On a invité le Pink Floyd parce que j'étais leur producteur, Yoko Ono faisait des happenings à 4 h. du matin, on passait des films underground, à 5h. chaque semaine, c'était un film de Kurosawa... C'était l'esprit du temps de mélanger les genres; c'était naturel. Ça a commencé, et puis ça c'est développé, et puis un jour c'est devenu trop vaste, trop important, trop difficile à maîtriser: la police a arrêté John Hopkins, et l'UFO m'est revenu. Mais l'affaire avait pu fonctionner parce qu'il y avait un équilibre entre Hoppy et moi. Sans lui, les jours de l' UFO étaient comptés.

19: Comment vous êtes-vous retrouvé producteur d'Arnold Layne?
JB: Aux Etats-Unis, Holzman avait commencé à ouvrir Elektra au rock avec Love, Butterfield, et finalement, les Doors. L'été 66, j'ai essayé de le convaincre qu'il se passait un peu la même chose à Londres. Eric Clapton était prêt à signer sur Elektra, mais Holzman a refusé. J'avais vu The Move et je les avais beaucoup aimés. Les managers de Pink Floyd étaient des amis: ils m'avaient fait écouter des démos, j'avais vu le groupe dans des petites salles et j'avais pensé que ça pourrait être bien pour Elektra. Mais, là aussi, Holzman a refusé. Ç'a été une des nombreuses raisons qui ont coupé les ponts entre lui et moi. J'ai alors dit aux managers de Pink Floyd que je pensais pouvoir leur trouver un autre label; et je les ai faits signer chez Polydor, avec moi comme producteur. C'est à cette occasion que j'ai monté Witchseason. Mais, avant la signature officielle, ils se sont trouvés un agent. Et l'agent leur a dit "Ce n'est pas un bon contrat; je peux faire mieux. Il faut faire un 45t. Je vais vous avancer l'argent, nous mettrons le 45t. en compétition entre plusieurs labels et nous obtiendrons de bien meilleures conditions". J'étais très en rogne, mais ils sont venus me voir en me demandant "Joe, est-ce que tu veux bien produire le single, malgré le fait qu'on ne soit plus avec Polydor?". J'ai demandé si j'avais une option pour la production de l'album, mais ils m'ont dit que c'était impossible, les maisons de disques -on était en 66- n'aimant pas beaucoup les producteurs extérieurs. J'ai accepté quand même, on a fait Arnold Layne et ils ont signé avec EMI. Et EMI a dit, les prochaines sessions se passeront dans nos studios, avec nos producteurs: Piper At The Gates Of Dawn a été produit par Norman Smith.

19: Comment était Syd Barrett en studio?
JB: A ce moment-là, il était très vif, très intelligent, très créatif. Travailler avec lui était très facile. Je l'ai beaucoup aimé. Mais une fois que le disque a été enregistré, les agents du Floyd ont décidé que le groupe ne devait pas avoir l'air du house-band de l' UFO et qu'il valait mieux qu'ils n'y jouent plus pour quelque temps. Ça a coupé un peu nos relations. Trois, quatre mois se passent sans que je voie Syd ou les autres, jusqu'en juin 67, quand ils reviennent à l'UFO. Et là, Syd est complètement changé: les yeux vides, l'air absent, sur scène il s'arrête de jouer en plein milieu des morceaux... Il y a beaucoup de gens pour qui les années 67 ont tourné de cette façon. Trop de trips... on ne sait pas. Mais avant ça, avant le printemps 67, Syd débordait d'énergie, il était très heureux, pétillant.

19: Je voudrais qu'on parle de Fairport à présent. Je crois que ce qui vous a intéressé chez eux, la première fois que vous les avez vus, ç'a été le jeu de guitare de Richard Thompson.
JB: Oui. Ça se passait du reste au même moment, le printemps 67. Il y a eu une période de six mois où pour un groupe, jouer à l'UFO signifiait pouvoir jouer n'importe où; tous les organisateurs des concerts dans les universités lisaient le Melody Maker et se disaient "Ah, ils jouent à l'UFO? Il faut qu'on les fasse passer". Beaucoup de groupes m'invitaient donc à venir les voir jouer. Fairport a été de ceux-là, je les ai trouvés intéressants et je les ai programmés à l'UFO. Et j'ai regardé Richard. A l'époque, ils jouaient beaucoup de morceaux américains, des chansons d'Eric Andersen, du Jefferson Airplane, du Buffalo Springfield... et aussi East-West de Butterfield. Et sur East-West, Richard a fait un solo vraiment, vraiment magnifique. Je voyais beaucoup de groupes ces années-là, mais ceux-là, j'ai tout de suite pensé "Je veux les produire". A cause de la guitare de Richard, et aussi du reste, de leur attitude. J'avais aimé toutes leurs chansons.

19: A part, Richard Thompson, vous avez signé plusieurs grands guitaristes: John Martyn, Nick Drake... Vous vous intéressez particulièrement à la guitare?
JB: Mmm, non. Ça n'a pas grand chose à voir. Richard est un guitariste, c'est vrai, mais pour les autres, c'est différent. John Martyn, j'ai beaucoup de respect pour lui, mais je n'ai jamais aimé sa musique. Ce qui s'est passé, c'est qu'au départ, je voulais faire un Lp avec Beverley. Et juste avant qu'on ne commence, elle a rencontré John Martyn et ils ont commencé à vivre ensemble. Je travaillais avec Island, John était sur Island, et Chris Blackwell m'a dit "Avant de faire le Beverley, produis John". J'ai refusé, mais en fait, je n'avais pas vraiment le choix. Et ç'a toujours été un peu difficile pour moi de travailler avec John, nos rapports étaient un peu distants, parce qu'il savait que ce qui m'intéressait, c'était Beverley, les chansons de Beverley, sa voix, et pas sa guitare à lui. Je suppose qu'il est très bon, mais je n'aime pas tellement. Pour Nick Drake, c'étaient les chansons qui m'avaient frappé. Ce n'est qu'après, pendant l'enregistrement du premier disque, que j'ai pensé "Tiens, il n'est pas mal comme guitariste".

Pour en revenir à Fairport, je crois qu'une autre chose m'a attiré vers eux. Le fait qu'ils soient un peu comme moi: des intellectuels bourgeois en quête d'autre chose (sourire). Je n'en était pas conscient à l'époque, bien sûr, mais, avec le recul, je vois un peu les choses comme ça. Quand ils ont découvert le folk anglais, ils se sont mis à l'étudier comme je l'avais fait moi auparavant pour la musique américaine. Ce n'est pas moi qui en ai eu l'idée, mais quand ils ont commencé à s'intéresser aux ballades traditionnelles, je les ai aidés à rencontrer des gens comme Swarbrick; j'ai encouragé. En 69, après l'accident qui a tué Martin Lamble, quand ils ont reformé le groupe, je suis allé passer un dimanche avec eux dans le Hampshire, dans cette maison de campagne où ils travaillaient, pour voir ce que donnait ce nouveau groupe avec Mattacks et Swarbrick. J'avais aimé A Sailor's Life sur Unhalfbricking, mais je n'avais pas pensé que ça pouvait être une révolution; je croyais qu'il n'y aurait pas de suite. Mais là, en cet été 69, ce que je vois, c'est quelque chose qui peut changer l'attitude de la musique folk en Angleterre. J'étais un peu pessimiste parce que je savais que les amateurs de folk étaient alors très conservateurs, très bornés; même en 75, il y aura encore des gens pour écrire aux journaux folk anglais en reprochant à Dylan d'être passé à l'électricité dix ans plus tôt. J'étais donc pessimiste. Mais, en septembre 69, j'ai eu droit à la seconde journée historique de ma vie, avec le deuxième concert de Fairport nouvelle formule. C'était au Festival Hall; Nick Drake était en première partie et c'est le meilleur concert qu'il ait jamais donné. Et Fairport a été magnifique. Un concert clé. La naissance de l'euro folk-rock, sur une idée collective de Dave Mattacks, Ashley Hutchings, Richard Thompson, Sandy Denny, Simon Nicol et Dave Swarbrick. Les conséquences s'en font encore sentir maintenant. Autant, quand on dit heavy-rock, il est très difficile de ne pas penser à Hendrix, autant, pour quelqu'un qui veut jouer une musique traditionnelle avec des instruments électriques, il est très difficile d'échapper au Fairport Convention de 1969.

19: Parlant justement des successeurs de Fairport, on a l'impression que tous ces groupes se sont mis rapidement à devenir moins novateurs, à tourner en rond.
JB: Oui, oui. Mais c'est très difficile de trouver de nouvelles voies. Vraiment. En règle générale, la bourgeoisie n'invente jamais rien musicalement. Tout ce qu'elle peut faire, c'est mélanger des genres qui, pour la plupart, lui viennent d'origines paysannes: blues, reggae, country-music... Et il n'est pas facile d'échapper aux clichés. Mais, pour moi, il y a des gens qui sont toujours intéressants. Richard Thompson est toujours intéressant parce qu'il sait surmonter ces difficultés. Ashley Hutchings est aussi comme ça pour moi; mais il n'est ni guitariste, ni chanteur, et ce qu'il fait est beaucoup plus subtil, plus difficile à percevoir que ce que fait Richard. Il y a une certaine répétition dans ses disques, mais j'aime ce qu'il fait. Il n'a pas l'ambition de faire du neuf à tout prix, il veut juste former un bon dance-band. Sa révolution à lui est derrière lui, alors que Richard continue à chercher; mais tous les deux sont également intéressants.
Peut-être y a-t-il aussi des groupes européens intéressants. Mais j'en ai écouté beaucoup et j'ai généralement été déçu par les disques. Alan Stivell, les gens comme ça, je ne connais pas très bien, mais je n'accroche pas à ce que je connais. Le meilleur groupe européen de folk-rock que j'aie entendu, je ne connais même pas son nom. C'était en Yougoslavie, il y a plus de dix ans, un groupe qui jouait de la musique traditionnelle de Macédoine avec des instruments électriques.

19: On a l'impression qu'aujourd'hui, il y a un petit renouveau d'intérêt pour le folk.
JB: Oui, il y a une petite mode en ce moment. Mais je pense que le futur est ailleurs, avec des gens qui peuvent apporter une nouveauté. Il y a Billy Bragg dans ce cas; peut-être les Pogues aussi, mais pas encore pour l'instant. Quand on cherche du neuf, il faut regarder ailleurs. Billy Bragg n'a jamais entendu parler de Fairport Convention. Il s'est payé une guitare pour la simple raison qu'il n'avait pas de quoi s'offrir un groupe. Il est de l'Est de Londres et il ne sait pas ce que c'est que le folk-rock; il connaît Elvis Costello. Mais il écrit des chansons formidables dans une tradition très anglaise. Il faut que ce soit quelqu'un comme lui qui n'a jamais entendu un disque de Fairport ou de Nick Drake pour qu'il y arrive.
Même Nick Drake était différent de Fairport. Il venait d'une tradition un peu aristocrate, contrairement à Richard Thompson qui est d'origine plutôt bourgeoise. Nick a été dans une public-school à Cambridge, et son héritage à lui, c'était plutôt Noel Coward. Sa mère a du reste écrit des chansons dans le genre. Par la suite, il a aimé le blues, tout ça, mais il n'échappait pas à ses racines, à cette attitude un peu distante, sans émotion, fragile. Ces apports adaptés à la guitare blues, et aussi le fait qu'il était génial, c'était ça sa musique.

19: Comment était-il en studio?
JB: Nick hésite beaucoup à dire ce qu'il pense, à donner son opinion; mais il sait aussi très précisément ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas. Comme il est très introverti, pour le stimuler, je le confronte à beaucoup de monde: John Cale, Richard Thompson, des batteurs, des pianistes, des arrangeurs... Souvent, il n'aime pas. Mais de temps en temps, il murmure "It's OK"; avec John Cale par exemple. Poor Boy est une chanson que j'ai produite sans aucun encouragement de sa part; il ne la voyait pas du tout comme ça. Mais en fin de compte, quand il a écouté les choristes noires, le piano jazz, il a dit "OK, I like it". Il tergiversait beaucoup. Je devais lui proposer plusieurs solutions pour être sûr d'en trouver une qui lui plaise: "Non, non, non, oh oui. OK!". Je pense qu'après Bryter Layter, il a décidé qu'il ferait l'album suivant seul; sans en être complètement sûr. Je n'ai jamais vraiment sû ce qu'il pensait des deux albums que nous avons faits ensemble. Quand il n'aimait pas, je le sentais. Pour le reste...

19: J'aimerais qu'on parle de l'épisode avec Françoise Hardy. Est-ce qu'il existe des enregistrements qu'ils auraient faits ensemble?
JB: Je ne pense pas. Les choses se sont passées assez rapidement. Quelqu'un m'avait dit que Françoise Hardy aimait beaucoup les disques de Nick, qu'elle voulait chanter une de ses chansons, qu'elle aimerait bien le rencontrer; peut-être souhaitait-elle qu'il lui écrive une chanson. J'ai dit "Nick, allons à Paris!". Nous y sommes allés tous les deux, nous avons appelé Françoise Hardy, et nous sommes allés chez elle prendre le thé. Nous avons peut-être passé deux heures dans son appartement. Nick a dû dire deux ou trois mots, pas plus. J'ai essayé de les laisser seuls. Je suis allé à la salle de bains, je suis allé téléphoner, je suis allé regarder les disques, mais il ne s'est pas passé grand chose. Par la suite, Nick m'a dit qu'il était retourné à Paris, peut-être deux ans plus tard. Il a essayé de l'appeler, mais c'était occupé, ou bien ça ne répondait pas. Voilà tout ce que je sais. Pour moi, il ne s'est rien passé, il n'a jamais écrit de chanson pour elle. Peut-être en avait-il cette deuxième fois à Paris, mais s'il ne l'a pas rencontrée...

19: En 75, vous avez produit Reggae Got Soul, un de mes disques de reggae favoris. Est-ce que c'était dans le même esprit de 'fusion' dont on parlait tout à l'heure?
JB: Non. J'espère que non (rires). J'aime beaucoup Toots et, pour moi, il se suffit à lui-même. Le reggae de Toots, c'est déjà un mélange de musique New Orleans, de musique rasta, de country, de rhythm'n'blues, de folk, de ska, de chants religieux... Mais Toots est Toots. C'est un original. Ce n'est pas un petit bourgeois de Londres. Dans les années 60, par ma faute, je n'avais jamais prêté attention au ska, au reggae. Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne m'intéressait pas.
Et puis, en 72, j'ai passé un week-end chez Chris Blackwell à Nassau, et il m'a dit "L'heure est arrivée. Il est temps que vous découvriez le reggae. Voici un joint, et voici un disque de Toots". J'ai été enthousiasmé; par le reggae en général, et Toots en particulier. Et, à plusieurs reprises, j'ai dit à Chris que j'aimais beaucoup, Toots. Sur cet album, Chris avait commencé à travailler de la même manière qu'il travaillait avec Marley. Marley enregistrait en Jamaïque, sans Blackwell. Beaucoup, beaucoup de matériel. Puis il apportait les bandes à Londres, et on commençait à ajouter les vocaux, les cuivres, à choisir les chansons, à couper, bref à faire le disque. Chris voulait faire pareil avec Toots, mais Marley était à Nassau qui l'attendait. Je crois qu'il y avait un peu de jalousie de la part de Marley qui ne voulait pas que Blackwell produise Toots. Chris m'a donc appelé pour me demander si ça m'intéressait de le remplacer:
- Absolument.
- OK, mais il y a une chanson qui, je pense, doit faire le 45t. et, celle-là, nous allons la faire ensemble dans le studio avant que je parte.
C'est la première fois que je suis en studio avec Chris Blackwell. J'aime beaucoup Chris. Je pense qu'il est un géant de l'industrie musicale, mais cette expérience-là a été terrible. Nous avons produit ensemble Reggae Got Soul, la chanson et j'ai détesté tout ce qu'il a fait, et il a détesté tout ce que j'avais fait. Au mixage, on sentait bien qu'on avait des conceptions complètement différentes. Blackwell pense d'abord en termes de rythme; moi, c'est plutôt la mélodie. On se regardait, et on ne comprenait pas. Et puis Chris est parti, et j'ai continué avec Warrick Lynn, le manager de Toots. Et c'était pas facile non plus. Toots ne voyait pas exactement ce que je voulais faire. Blackwell a détesté l'album et a refusé d'en faire la promotion; il connaissait toutes les chansons, et il voyait comment lui les aurait produites. Heureusement, de temps en temps, je tombe sur des gens qui me disent qu'ils aiment beaucoup le disque et ça me fait plaisir parce que j'en suis très fier.

19: Passons à quelque chose de beaucoup plus récent. Comment s'est faite votre rencontre avec R.E.M?
JB: Ils m'ont téléphoné. A plusieurs reprises. Mais c'était au moment où je venais de signer avec Elektra pour la production des 10,000 Maniacs et mon emploi du temps était très serré. Je ne pensais pas pouvoir le faire. Finalement, on a réussi à s'arranger, on a signé le contrat, et ç'a été un disque très agréable à faire.

19: Vous connaissiez leurs disques précédents?
JB: Pas tellement en fait. Je les avais juste entendus comme ça. Mais avant d'accepter, je me suis renseigné. J'ai écouté leurs premiers albums. Je dois dire que c'est un groupe que j'admire beaucoup. Michael Stipe est un grand chanteur, Peter Buck est un bon guitariste. Dans les disques, ou dans les critiques qu'ils ont eues, c'est clair que c'est un groupe important. Je suis assez fier qu'ils m'aient demandé de les produire. Surtout que ce n'est pas très évident pour un groupe qui a du succès, d'aller voir CBS en disant "On veut Joe Boyd pour produire le prochain". Je n'ai pas un palmarès récent très commercial -je veux dire que je ne suis pas Nile Rodgers.
R.E.M. est un groupe qui ne fait pas de compromis. Ce n'est pas quelque chose dont ils se vantent comme s'ils gagnaient des batailles, mais ils sont très fermes sur ce qui leur tient à coeur. D'une façon tranquille, naturelle. Et puis là encore, j'ai retrouvé le type de groupe qui me plait: des jeunes musiciens, d'origine bourgeoise, qui sont conscients de leurs racines et qui étudient. Encore que R.E.M. soit beaucoup moins studieux que 10,000 Maniacs par exemple, mais ils sont conscients de ce qu'il y a eu avant eux. En musique, ou dans d'autres domaines. Michael Stipe par exemple, est un admirateur de [Brion] Gysin et des Cut-Ups. A la première discussion qu'on a eue, le nom de Gysin est venu sur le tapis, et Michael m'a dit: "Oh, tu connais ça, toi aussi?". On a commencé à communiquer à partir de là, et le disque s'est fait très facilement.

19: Je crois que vous avez rencontré Robyn Hitchcock récemment. Avez-vous des projets ensemble?
JB: Non, du moins pas pour l'instant. II est simplement venu discuter avec R.E.M. pendant que nous étions en studio, et nous avons diné ensemble. II a l'air d'un garçon très gentil, très intelligent. Mais je ne connais pas vraiment bien ce qu'il a fait. Travailler avec lui? Pourquoi pas? Mais ce n'est pas à moi de proposer ce genre de deal.

19: Est-ce qu'il y a d'autres groupes de rock que vous aimeriez produire?
JB: Je ne sais pas trop. Demain, je rentre en studio, mais ce n'est pas vraiment pour faire du rock. Le problème, c'est que je ne me tiens pas tellement au courant. Les disques récents doivent représenter tout au plus 10 à 15% de ma collection. Souvent, j'entre chez un disquaire en me disant que je vais acheter l'album de Suzanne Vega par exemple, et j'en ressort avec un disque d'Um Kalsoum. Je n'écoute qu'une petite partie de ce qui sort.
J'aime bien Billy Bragg quand même. II se sert d'un cadre anglais traditionnel et j'aime beaucoup ce qu'il fait. J'aimais bien aussi les Cocteau Twins à un moment. Pas leur son -ce n'est jamais le son qui m'intéresse chez les gens- mais leurs textes, leurs chansons. Mais ces gens-là ont déjà leur son; ils n'ont pas besoin de moi. Un groupe ne m'intéresse pour travailler avec lui -que si je peux lui apporter quelque chose de différent de sa propre expérience. Moi non plus, je n'aime pas faire de compromis. Dans les 70's, j'ai refusé pas mal de boulots. Et puis finalement, à part Toots, j'ai toujours travaillé plus ou moins avec le même genre de gens. De toute façon, je ne suis jamais bien loin du téléphone.

propos recueillis par Benoît BINET


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Nineteen was a threemonthly magazine published in Toulouse, France (ISSN 0757-1984). This issue originally cost FF 35. For subscribers a flexidisk by Bruce Joiner & The Plantations was included.

magazine kindly provided by Michel Warenghem