John Martyn, Chaos Calme

Yves Bigot
Libération
John Martyn, chaos calme

Par Yves BIGOT

Rock. Guitariste prodigieux, le bluesman écossais caractériel est mort jeudi en Irlande, au terme d'une carrière légendaire et tourmentée.

John Martyn, au look initial de chérubin, n'était certainement pas un saint, comme le souligne sa récente anthologie événementielle en quatre CD, Ain't No Saint. Elevé par un père ténor d'opérette dans les clubs de Glasgow où il le laisse traîner au milieu des beatniks et des folksingers, Iain McGeachy, qui n'a pas encore pris pseudonyme, apprend à jouer du couteau et des poings autant que de la guitare, jusqu'à être accusé de meurtre.

Style unique. Toute sa vie tourmentée sera une suite de sautes d'humeur, de bagarres et d'accidents, souvent conséquences d'un alcoolisme et autres addictions chroniques, mais surtout d'une émotivité et d'une sensibilité débordantes, jamais maîtrisées. Aussi brutal et agressif en privé qu'incurable romantique dans ses chansons, John Martyn brisera ainsi la jambe de Paul Rodgers lors d'une tournée avec Free et un doigt de Bert Jansch, deux amis pourtant, avec lesquels il «s'amusait». Il se blesse en faisant de la plongée sous-marine et se retrouve en sang, nu, ivre mort, dans la voiture d'une bonne sœur qui le conduit à l'hôpital. Percute au volant une vache qui traverse son pare-brise. Se perfore un poumon en s'empalant, ivre, sur une barrière. En 2003, c'est l'éclatement d'un kyste infecté qui le contraint à une amputation de la jambe droite.

Ce qui ne l'empêche pas de continuer à se produire sur scène, en fauteuil roulant, avec la même passion irréductible. Ajoutons que ce barde barbu et frisotté fut, à deux reprises, blessé par balle par des maris jaloux, et qu'une de ses femmes tenta d'en faire autant.

On l'aura compris, le fêtard John Martyn, ami de Nick Drake et de Paul Kossoff, adulé par Eric Clapton, Phil Collins, Stevie Winwood, Robert Palmer, David Gilmour et Paul Weller - qui l'ont souvent produit et accompagné, est un personnage hors du commun.

Initié au folk par Davy Graham, maître de tous les guitaristes britanniques (lui aussi récemment disparu), il publie son premier album de folk sexy et jazzy en 1968 chez Island, à l'âge de 19 ans. Marié à Beverley Kutner, il enregistre un duo avec elle à Woodstock, où ils fréquentent The Band, Dylan et Hendrix. Mais, désireux de s'éloigner de la joliesse associée à Donovan et à Cat Stevens, il forge son style unique, âpre, aventureux, profondément original, traitant sa guitare acoustique à travers Fuzzbox, Echoplex et déphaseur, destinés à imiter le son du saxophoniste Pharoah Sanders et les boucles de Terry Riley.

Solid Air, en 1973, sera son chef-d'œuvre, entre improvisations débridées, mélodies magiques et aériennes, chant hanté et à peine articulé, gémissant quelque part entre Van Morrison, Tim Buckley, Coltrane et Skip James, dont il reprend I'd Rather Be the Devil. «Ma voix habite l'espace entre les paroles et la musique», disait-il, entre deux grognements d'ursidé.

Carcasse. Quand sa maison de disques refuse de publier un disque live qu'elle juge trop délirant, il le vend lui-même par correspondance (Live At Leeds, collector tiré à 10.000 exemplaires), faisant preuve de ce caractère explosif, indomptable et ombrageux qui ne le quittera jamais. Un séjour en Jamaïque auprès de Lee Scratch Perry encourage son travail sur le son, le timbre et la texture, qui en fera bientôt avec One World, le précurseur du trip-hop et de la musique ambiante, influence majeure de U2 comme de Massive Attack et de Portishead. Grace And Danger, album de divorce tellement à vif que son protecteur Chris Blackwell hésite à le publier, et Glorious Fool, qui contient son hymne antimilitariste, Don't You Go, ne parviennent pas à l'imposer commercialement au moment crucial. Ses chansons reprises par Françoise Hardy, Dr John, Wet Wet Wet, Everything But The Girl, Morcheeba ou Beth Orton, restent surtout connues grâce à Eric Clapton (May You Never), Ian Matthews (Man In The Station) et America (Head And Heart).

Sa carcasse, enflée depuis son immobilisation, a rendu l'âme jeudi dernier en Irlande, où l'écorché s'était installé, quelques jours après avoir été fait officier de l'Empire britannique.

Yves BIGOT

sitenotes:
Libération is a French daily newspaper founded in 1973 and based in Paris.
Most disaster stories in this piece are taken from a Word interview from 2008: A Golden Age by Rob Fitzpatrick.